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  • Photo du rédacteurO4V

La Turquie

Sur le quai de la gare routière d’Ankara, costards, shorts, robes fleuries et quelques enfants au trot, j’attends de faire un bond de plusieurs centaines de kilomètres pour Rize au bord de la mer noire, au creux du massif de kaçkar. Un sacré bond pour quelqu’un qui arpente généralement l’espace en marchant. Parfois c’est comme ça on se laisse aller, on se laisse glisser, au gré des rencontres, et le grand air nous inspire des itinéraires différents, des trajectoires à rallonge ; puis le visa s’écoulent et il faut atteindre la frontière au plus vite. La Turquie marque une autre étape de cette échappée volontaire ; moins solitaire et très humaine. Trop humaine peut être ? C’est durant ces trois mois que la pensée de Nietzsche et celle de Descola se percutent dans mon crâne ; puis les élections françaises aussi, et la guerre en Ukraine aussi, partout en fait ça fait des étincelles. « Humain trop humain » chaviré entre nature et culture le radeau prend l’eau ; moi qui me voyais bien glisser au quatre vents je dois reprendre le gouvernail ; je dois reconnaître qu’une vie ça se gouverne parfois. La Turquie c’est fascinant, c’est beau, c’est grand ; mais c’est opaque, et le silence est pesant ; avant d’arriver j’avais beaucoup de questions et en repartant j’en ais plus encore. J’avais des rêves aussi, je voulais saisir un peu l’essence du Soufisme. Mais à l’arrivée c’est sur le tombeau de Mevlaňa dédié aux selfies sur lequel je débarque. Et ce qui me chagrine le plus c’est que malgré beaucoup d’efforts durant ma traversée à pieds d’Istanbul à la Cappadoce, et aux longues discussions que j’ai eu avec les locaux (les hommes généralement…), et bien ce sont les expats qui ont eu le plus de réponses à me donner. Rien n’est figé et j’ai appris à ne pas boire la parole des autres sans cultiver le doute, mais je dois avouer que ce pays cultive des non-dits. Entre le folklore tantôt intacte tantôt mercantile, l’énergie galvanisante du Ramadan, les longues marches en montagnes, les litres de çay sucrés à l’hospitalité, les nuits passées dans des sites rupestres millénaires, les parties de cache-cache avec les kangals, les longues marches en solitaire et tant d’autres péripéties, j’ai du mal à tricoter un récit de voyage linéaire ; d’ailleurs je commence par la fin. Hier 8h45 Thierry pointe son doigt droit devant. Nous sommes dans le fouillis forestier qui coiffe la crête de « la montagne des ours », à ce moment-là nos pas sont plus lourds et le niveau de nos chuchotements plus marquant ; pourtant là droit devant nous, à environ 60 mètres, une louve allaite ses louveteaux. Magique. Le genre d’événement qui vous donne la foi. Thierry chausse ses semelles de Sioux et file immortaliser la scène. Je reste en retrait j’ai trop peur de craquer une branche, et trop envie qu’il puisse photographier cet instant précieux. Je décide de contempler les formes qui s’agitent derrière le feuillage, et je devine ces boules de poils qui fanfaronent, insouciantes et innocentes ; l’un d’eux s’avance dans ma direction avec un bâton dans la gueule, il ne m’a toujours pas vu, mon cœur s’emballe de joie mêlée de crainte, mais où est la mère ? Ce petit là a vraiment du chien, je voudrais le prendre dans mes bras. Puis hop il glisse en contrebas en se prenant les pattes dans des racines ; il disparait quelques secondes dans la végétation dense de la combe en contrebas ; que nous décidons de baptiser « combe au loup » ; nous y découvrirons pourtant dans l’après midi une tanière d’ours récemment occupée. Thierry c’est la raison pour laquelle je suis à Ankara ; Sandra aussi, sa femme, et Pierre leur « ptilou » ; leur histoire m’inspire un livre, et un jour peut-être qu’ils trouveront enfin le temps de l’écrire ensemble. Hélène et Nico chez qui j’ai passé 1 mois mémorable dans leur ranch en Cappadoce ont su me mettre sur la bonne piste ; la piste d’autres humains formidables. La première fois qu’ils me parlent de Thierry c’est le « mec qui observe les ours », et ouai Thierry il observe les ours, mais pas que, il observe tout court et il ne fait pas les choses à moitié, Thierry c’est un bouillon de projets passionnants, trépidants ; il sera mon trait d’union vers la suite du voyage , et cela me permet de continuer à croire que le hasard existe, certes, mais que parfois c’est autre chose, c’est bien mieux que le hasard. D’ailleurs ce hasard a voulu que je vois un ours alors que lui ne l’a pas vue. Trois jours marquants qui m’ont inspiré. Et lorsque j’inspire il y a encore l’odeur de Gaysha sur mon pantalon, et une légère tension aux adducteurs qui me rappellent qu’être cavalier c’est bien plus que monter sur un cheval : c’est un art de vivre ; puis le goût du lait de chèvre aussi, des délicieux fromages d’Hélène, pleins d’amour et de courage ; puis je me souviens aussi de ce quotidien au ranch, à la ferme en fait : chaque matin attacher les chiens pour que Cony puisse accompagner les chèvres paître, paisiblement ; les ronronnements de calinoush plaqué sur mon torse pendant que je lis le livre jaune de Jancovici dans mon cabanon, proche du paddock des chevaux, qui attendent chaque soir que j’ouvre le portail pour retrouver leur ration de luzerne ; les bouffées de rire et d’oxygène avec Hélène pendant la traite, en cuisine, en chassant le doryphore, ses récits de voyage passionnants qui m’ont donné follement envie de découvrir la Mongolie, l’Afghanistan ; les sages conversations avec Nico sur « un monde meilleur », son aura imposante, rassurante, impressionnante même et la force tranquille qu’il m’inspire ; les coups de folie avec Pablo me ramenant à la belle « nature » de gosse, lui qui jongle aisément entre trois langues à neuf ans ; les cigarettes avec Rifat, ses sourires d’enfant ; le panorama époustouflant qui nous enlace à chaque instant ; tant d’autres choses, éphémères mais salvatrices. 1 mois c’est court quand on se sent à sa place, mais c’est long aussi lorsque chaque jour on apprend intelligemment comment habiter un lieu aussi captivant ; j’ai beaucoup appris avec Hélène et Nico, j’ai appris de mes mains et distinguer la beauté invisible qu’ils incarnent, avec humilité et force. Ils m’inspirent et m’ont transmis le goût des balades à cheval, j’ai cru saisir qu’à pieds on se promène alors qu’à cheval on se balade, on danse en fait ; un jour je reviendrais avec un meilleur niveau pour les suivre. Le bus vient de partir, et à l’horizon les tours d’Ankara défient impétieusement les nuages, pourtant ce sont les montagnes au loin qui me fascinent ; cette capitale administrative est si froide, si impersonnelle, et je suis bienheureux d’avoir tant de souvenirs joyeux, qui s’imposent à mon regard intérieur pour colorer ces m³ de béton. 15 heures de bus devant moi, un essai de Baptiste Morizot sur la piste des animaux, des pelotes de récits éparses rythmées par les appels à la prière, et de nouvelles pistes de vie à suivre, des vides au creux du cœur, et me voilà de nouveau en solitaire ; pas pour longtemps. Il y a tant de manières de vivre un voyage, tant de prismes pour l’analyser, tant de pistes pour le construire ; mais c’est toujours avec les mots du cœur qu’il se raconte. Après avoir quitté Annelies en Bulgarie au printemps dernier, je laisse de nouveau derrière moi des amitiés naissantes au solstice d’été, des amitiés qui je le souhaite seront telles une traînée d’étoile filante, et qui guidera mes pas lorsque je perdrais ma voix, la foi peut être ; toutes ces rencontres me rendent plus sage, et tous ces sols que je marche sculptent le vrai moi à coup d’instant présent, d’instants tranchants ; du moins c’est ce que je me risque à croire. Je retourne alors sur la piste de l’éternel recommencement, j’ai rendez-vous à nouveau avec les montagnes, une culture différente, des saveurs, du vivant ; j’ai rendez-vous avec moi-même dans la substance sans frontières. J’ai rendez-vous avec l’ours du haut Caucase ; l'invisible ; avec l’amitié et de nouveaux sentiers. Et aujourd’hui j’ose croire qu’il n’y a qu’une nature. Et c’est la notre, cultivons là. Soyons justes, soyons forts, soyons « Nature ». O4V



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